Une approche marxiste du bonheur
Paru en 2006, l’ouvrage de Jean Salem(1) reste d’une étonnante actualité et vise à répondre à la question : le bonheur est-il praticable en ces temps de catastrophe ? En cette période dominée par le capitalisme sauvage (mais peut-il être autre chose que sauvage) ?
Les philosophes de tous temps sont au moins d’accord sur une chose : nous tendons tous au bonheur, à une situation qui nous procure un maximum de plaisir et un minimum de déplaisir (Freud). Pour Epicure « Il faut méditer sur ce qui procure le bonheur puisque, lui présent, nous avons tout, et que, lui absent, nous faisons tout pour l’avoir(2) ». C’est là ce que les Anciens appelaient le souverain bien, et c’est ce qui sous-tend toutes nos actions individuelles.
Nous vivons aujourd’hui, en 2024, une période particulièrement instable et incertaine, tant sur le plan économique que politique, en pleine réorganisation des équilibres mondiaux, et donc avec un capitalisme exacerbant les conflits et les guerres, et menant notamment une offensive généralisée contre les travailleurs. La lutte des classes apparaît dans toute sa réalité, partout et à tous les niveaux. Pourtant beaucoup, alors qu’ils sont attaqués de toutes parts, baissent les bras, renoncent aux luttes et abandonnent leur rêve d’une société basée sur la solidarité et le partage équitable des richesses, alors que le combat semble plus que jamais nécessaire. Bref, beaucoup semblent renoncer à l’instauration des conditions objectives propices au bonheur.
C’est que Le capitalisme, désormais, nous ménage un monde dans lequel le rêve de bonheur dépassant la satisfaction des pulsions individuelles semble exclu, sauf à être singé par son succédané paléo-cervical : la pensée magique (« Disneyland ou l’utopie totalitaire : il faut choisir » semble-t-on nous dire à l’oreille) ; un monde qu’aucun autre n’est censé pouvoir remplacer [..].(3)
Dès lors, que devient l’idée même de bonheur dans un monde où tout espoir de changement de système paraît hors de portée, où cet espoir lui-même est relégué au musée des dinosaures par l’intelligentsia de la bourgeoisie dominante post-soixante-huitarde ? C’est ce à quoi l’auteur va tenter de répondre dans une magistrale démonstration.
D’emblée, Jean Salem pose les jalons de sa réflexion (qu’il présente comme une « promenade érudite ») : son « fil rouge » sera le matérialisme, et son point de départ le matérialisme antique, avec Démocrite ou Epicure et son disciple romain Lucrèce. A partir de cette ligne directrice, Jean Salem va puiser au fil des siècles ses arguments chez un grand nombre d’auteurs : Tolstoï, Maupassant, Villiers de l’Isle Adam, Freud, Tchekhov, Montaigne, Descartes, La Mettrie, Diderot, Nietzche, Feuerbach, Spinoza, et bien d’autres encore.
S’appuyant sur une citation de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe » (1797), l’auteur précise sa position puisque l’idée de bonheur y est liée à la Révolution : le bonheur individuel doit être pensé dans le cadre d’un idéal collectif et d’une action politique.
Pour autant la dimension individuelle du bonheur est loin d’être négligeable dans cet ouvrage et une part importante lui est consacrée. Car si le bonheur ne peut être envisagé sans sa dimension collective, sa réalité ne prend sens que dans la conscience individuelle, dans une dialectique permanente entre la pensée et l’action.
A une époque où on nous rebat les oreilles du prétendu triomphe de l’individualisme (pour mieux nous faire oublier sans doute « l’utopie » d’un changement de système), Jean Salem nous rappelle qu’on ne saurait être heureux sans les autres, que la construction du bonheur nécessite un but et une volonté, et qu’aucun bonheur individuel ne saurait perdurer dans un contexte défavorable.
« Alors quelle posture adopterons-nous sous un firmament que n’éclairent plus […] « les consolants fanaux du vieil espoir »(4) dans les espaces infinis que n’illuminent plus les fables de la religion ni la promesse d’une éternelle survie dans l’au-delà ?(5) »
Sauf à nous lamenter inutilement sur l’inéluctabilité du néant qui nous attend, souvenons-nous que « C’est l’espoir qui nous mobilise et c’est encore l’espoir qui nous fait gagner les combats(6) », et que, comme le stipule l’éditeur, le bonheur est dans l’action, dans la résistance, dans le bonheur de lutter, en cette époque qui finira bien par s’achever, et que nous espérons très vivement avoir le bonheur d’enterrer(7).
De nombreux auteurs, dont Goethe, ont souvent insisté sur le fait que l’important c’est le chemin, aussi continuons notre route vers notre idéal d’une société égalitaire. Car Pablo Neruda nous rappelle que : « nous avons le droit d’être heureux, à condition que nous ne fassions qu’un avec nos peuples dans le combat pour le bonheur […] »(8)
Bernard Giusti
Jean Salem Le bonheur, ou l’art d’être heureux par gros temps, Bordas, 2008, 284 pp.
Je conseille de compléter la lecture de cet ouvrage passionnant par celle de l’ouvrage de Valère Staraselski, Loin, très loin de Jean-Luc Mélenchon(9), qui notamment redéfinit efficacement les enjeux de nos combats dans le cadre de la lutte des classes.
- Jean Salem, né le 16 novembre 1952 à Alger et mort le 13 janvier 2018 à Rueil-Malmaison, est un philosophe communiste français spécialisé dans les courants de la philosophie matérialiste. Il a notamment été Professeur de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, où il a dirigé le Centre d'histoire des systèmes de pensée moderne de 1998 à 2013.
Jean Salem est le fils de Gilberte Serfati, professeur d’anglais et traductrice, et d’Henri Alleg, journaliste français, tous deux membres du PCF. Arrêté et sévèrement torturé par les parachutistes français, Henri Alleg est l’auteur de « La Question », un livre dénonçant la torture pendant la guerre d'Algérie.
- Epicure, Lettre à Ménécée, & 122
- Jean Salem Le bonheur, ou l’art d’être heureux par gros temps, p.252
- Joris-Karl Huysmans, A rebours [1884], Gallimard, 1977, p.361
- Jean Salem, op. cit., p.249
- Jean Salem, ibid., p.250
- Jean Salem, ibid., p.252
- Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, Gallimard, 1975, p.344
- Valère Staraselski, Loin, très loin de Jean-Luc Mélenchon, L’Harmattan, 2024, 158 pp.
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Voir aussi sur Vendémiaire :
Le matérialisme de Marx. Par Jean SALEM
http://vendemiaire.over-blog.org/2024/10/le-materialisme-de-marx.par-jean-salem.html